Une sculpture picturale
Berlinde de Bruyckere est une artiste belge née en 1964 qui pratique un art difficile à désigner comme étant strictement de la sculpture ou un travail de plasticien. Elle a tout d’abord suivi une formation de peintre à l’Ecole Saint Luc et ne cesse de rappeler la dimension picturale de son œuvre, notamment quand elle décrit son travail sur les enveloppes de cire qui recouvrent la plupart de ses créatures hybrides :- Tronc d’arbre couché comme un gisant blessé (Cripplewood, 2013).
- Corps de chevaux aux formes anthropomorphiques.
- Membres humains aux hybridations improbables.
- Bois de cerfs aux tavelures humaines suspendus à des crochets de boucher (la série des Actéon).
- Reliques intestinales ceintes dans des chasses en verre.
- Harnais pansés délicatement aux connotations vaginales.
Plus qu’un travail sur l’équilibre, la tension, les pleins et les vides qui définissent traditionnellement la sculpture, Berlinde de Bruyckere élabore des mises en scène, parfois presque caravagesques, qui sont le fruit d’un rituel, une manière d’hommage à la fragilité de la vie dans ses chairs, que l’artiste tente de rendre les plus réalistes possibles. Le rendu à la cire — Elle applique jusqu’à 15 couches superposées de cires colorées — « épidermiques » des chimères est, la plasticienne le souligne constamment, un travail proprement pictural, quelque fois assez proche de la peinture sculpturale des corps représentés par Jenny Saville, voire Lucian Freud, ou présentant certaines affinités avec la violence et la théâtralité de Francis Bacon. Les productions visuelles de Bruyckere apparaissent parfois comme des élaborations en volumes de scènes picturales, à ceci près qu’il est fondamental pour elle de pouvoir se situer par rapport à l’objet en trois dimensions, comme on le ferait dans un lieu de culte où l’on aurait le souci de ce qui est donné à honorer. La peintre sculpteur belge veut avant tout susciter, par-delà la stupéfaction, la répugnance voire le dégoût, l’empathie. Le regardeur n’est pas sollicité en vue d’une subjugation esthétique, mais pour participer à une forme d’équilibre entre l’angoisse devant la mort et la compassion, le partage émotionnel face au spectacle beau et tragique de la fragilité confrontée à la destruction, mais qui perdure et persiste tout de même.
Angoisse et déréliction
L’angoisse est probablement le moteur du travail de Berlinde de Bruyckere. Cette notion se définit traditionnellement par l’inadéquation entre les questions que l’Homme se pose quant aux origines, à la finalité, au sens, au Monde et l’absence de réponse de ce dernier, le constat vertigineux de l’impasse, l’aporie, le non-sens et de la déréliction.La sculpture peinte ou la peinture sculptée de Bruyckere est donc bien une sorte de rituel qui conjure l’angoisse et la destruction par le souci et l’hommage rendu à la perfection de ce qui demeure encore en équilibre. C’est pourquoi l’artiste belge ne pose que rarement ses dépouilles à même les autels ou stèles qui les reçoivent. Elle interpose, très fréquemment, un drap, une couverture, un bandage. Les supports eux-mêmes sont la plupart du temps étiques et frêles ou désuets.
Agnus Dei, Dieu est mort
Berlinde de Bruyckere eu l’occasion lors d’une rétrospective à Bruxelles de voir l’Agnus Dei de Zurbarán. Elle fut bouleversée par cette œuvre où le Christ est représenté en victime sacrificielle, en agneau de Dieu, dont le sacrifice sur la croix représente la rédemption des hommes.Le silence innocent et paisible de la victime expiatoire ont subjugué la plasticienne, qui dès lors décida de répondre à cette émotion par un hommage. Cela donna lieu à la pièce intitulée « To Zurbaràn », (2015), qui fut présentée lors de l’installation « No Life Lost » à la galerie Hauser & Wirth, New York.
Dieu s’est retiré du monde, et l’image donnée du sacrifice n’ouvre sur aucun espoir sinon celui, peut-être vain, d’une esthétique macabre de la fragilité se révélant dans le spectacle de sa mise en danger, ou de sa disparition, dont il ne demeure que des restes, des dépouilles.
Métamorphoses et métaphores
Ce qui est en cause dans l’angoisse, ce n’est pas tant le monde extérieur que soi-même, la révélation de notre propre finitude et de l’inconnu qui héberge la conscience : le corps et l’organique, lesquels suivent leurs cours indépendamment de notre volonté. C’est cette béance que l’œuvre de Bruyckere exhibe dans le sentiment de la stupeur, mais aussi l’étonnement face au spectacle miraculeux de la vie.A partir des années 1990, avant de découvrir et d’utiliser pleinement les possibilités de la cire pour mouler des membres, ou autres éléments récupérés tels que des branches ou troncs d’arbre, la plasticienne couvrait des figures humaines naturalistes, soit de couvertures élimées et crasseuses, soit de chevelures à la longueur démesurée assimilables à des racines surgissant du crâne. Les attitudes de ces personnages — inspirés de la Marie Madeleine de Gregor Erhart — sont la plupart du temps celle de la prostration, du repli sur soi jusqu’à la position fœtale. Ils sont sans visage, sans identité, ils fuient en s’abritant.
Les métamorphoses deviennent le moyen privilégié d’expression sinon d’allégorie, tout du moins de métaphores sur la mort, la corruption, le chaos et l’étrange beauté morbide des nouveaux agencements organiques de la vie qui se poursuit. Sally Mann dans sa série « Body Farm » exalte la même fascination pour la transformation des chairs dans la mort. La plasticienne belge va cependant plus loin puisqu’elle imagine, à partir de ses propres obsessions, des agencements improbables qui n’ont d’autres impulsions que le choix esthétique d’une forme, d’un mouvement, d’une texture ou d’une composition. Mais si le choix des éléments est inévitablement arbitraire la finalité demeure constante, un récit métaphorique sur l’équilibre dans toute sa précarité.
Transgression et transcendance
Berlinde, (prénom emprunté à la sainte Berlinde de Meerbeke, une religieuse du X° siècle), de Bruyckere procède comme, on peut le voir fréquemment, par références, qui constituent un corpus iconographique aux connotations religieuses et donc associé à des notions liées à la transcendance et la spiritualité, notamment dans leurs rapports à la chair, au péché, à la souffrance, la mort jusqu’à la transgression et son châtiment.La série consacrée au mythe d’Actéon en est une illustration frappante. Actéon puni pour avoir transgressé l’interdiction de porter le moindre regard sur Diane la chasseresse, de surcroît au bain, est métamorphosé en cerf que sa meute de 50 chiens finalement dévore. Les interprétations du mythe sont multiples et reflètent bien davantage l’esprit du temps que l’esprit originel du mythe. On y a vu une allégorie du rituel sacrificiel, la condamnation de l’hubris humaine, une invitation au respect des commandements divins, et ainsi de suite.
- Les harnais d’équitation évoquant le vagin telle une plaie qui permet de voir l’inconnu caché au sein de l’enveloppe épidermique.
- Les intestins qui sont comme des branches, se répandant hors du corps, retenues délicatement par une arche de fortune.
- Des lambeaux de chair recousus ou mêlés que l’artiste expose et protègent comme une relique sous un dôme en verre qui pourrait tout aussi bien être posé sur une étagère de laboratoire médical.
- Des dépouilles de chevaux écorchés dont il ne reste que le cuir séché tel des feuilles de tabac que l’artiste réserve dans des vitrines à demie ouvertes ou fermées selon le point de vue adopté.
- Des branches d’arbres morts peintes à l’image de membres humains qu’elle remise dans des armoires vitrées de cuisine ou bibliothèques rustiques désuètes faisant penser à des retables.