Duane
Hanson a révolutionné la sculpture moderne en la détachant de toute
recherche expressive ou de forme au profit de mises en scènes
polémiques.
Sculpture et moulage
Duane Hanson (1925/1996) a débuté sa carrière sous l’influence du Pop Art, de Robert Rauschenberg
et de George Segal. Mais alors que Segal crée des êtres « neutres » à
partir de moulage sur modèle vivant, Hanson adopte dans le champ de la
sculpture la ligne conductrice des peintres hyperréalistes et par
conséquent de l’illusionnisme.
Il
en résulte que le travail de Hanson s’éloigne radicalement du travail
de Segal mais également de la sculpture classique, quoiqu’on ait déjà
reproché, en 1877, à Rodin d’avoir utilisé pour « L’âge d’airain » un
moulage d’après modèle vivant. La technique n’a donc rien de
révolutionnaire ! Dans tous les cas ce procédé implique qu’il n’y a plus
de travail de la matière dont l’artiste démiurgique extrait une forme.
La sculpture est issue de l’empreinte positive en plâtre d’un négatif
celui du moulage en résine et polyester, ce que l’on désigné sous le
terme de « lifecasting ». L’intervention sur le volume est donc
minimale, purement technique. Elle consiste essentiellement dans une
sorte de direction d’acteur. L’intervention de l’artiste se résume par
conséquent à peindre/colorier l’empreinte de la manière la plus réaliste
possible en parachevant le tout avec des accessoires issus du commerce.
D’ailleurs,
Duane Hanson aurait pu opter pour des accessoires et vêtements modelés,
mais précisément dans sa volonté d’illusionnisme parfait et son rejet
de la subjectivité il préféra recourir à des éléments manufacturés. On
est dans le registre de la reproduction mimétique. Seuls les expressions
et la mise en situation révèlent une intention « artistique ». Nous
sommes davantage dans une installation que dans la sculpture.
Duane Hanson et Ron Mueck à plusieurs décennies d’écart font ils la même chose ?
A première vue oui, ils transposent du réel dans des lieux inhabituels.
Hanson
du social, Mueck de l’existentiel tout en s’attachant l’un et l’autre à
une classe sociale. Hanson aborde principalement les exclus et les
franges défavorisées de la population, Mueck représente également les
classes moyennes. Cependant le propos de ce dernier est avant tout moral
ou philosophique, la déréliction est son premier intérêt.
En
outre, il ne faut pas oublier un facteur essentiel de l’art de Ron
Mueck, les changements d’échelles, qui introduisent un facteur de valeur
physique dans le rapport au spectateur, et une dimension ontologique
jamais dénuée d’ironie.
Chez
Hanson on trouve pourtant dans les expressions de ses personnages le
même abattement, la même fatigue. Toutefois l’optimisme des années
soixante et l’impression d’appartenir à une nation et un corps social
restent présents. Ces laissés pour compte n’en affichent pas moins la
certitude d’appartenir à un pays, une nation, un ensemble de valeurs.
Ils subissent mais adhèrent. Le propos de Duane Hanson est évidemment de
dénoncer le caractère fallacieux de ce système.
Chez
Mueck la solitude est complète, ses personnages affrontent les grandes
questions seuls, sans certitude collective qui puissent les rassurer en
procurant un sens à l’aliénation sociale et consumériste.
Le Pop Art n’est pas révolutionnaire
Le
Pop Art qui dominait à l’époque de Hanson et dont il faisait partie se
caractérise par une critique optimiste de la société de consommation de
masse. Il en reprend les codes, les érige en icônes ironiques. La
critique par réappropriation et détournement attaque le conformisme
bourgeois et celui de la classe moyenne avec une énergie positive
reposant sur l’idée que la profusion et le progrès ne cesseront jamais.
Le
« post-modernisme » repose quant à lui sur l’éclatement des systèmes de
valeur et la conscience claire que le progrès n’est pas nécessairement
un vecteur positif. Les mythes collectifs se sont effondrés, demeure la
fragmentation, y compris du sujet qui se vit comme un nœud de flux
contradictoires, ce que certains ont désigné comme le « dividu ».
Une « personae » dépourvue de centralité, aux pulsions sociales et
individuelles innombrables, or ce joyeux maelstrom conduit, quand il ne
peut se satisfaire, à la déréliction. C’est de là que proviennent la
majorité des saynètes du sculpteur australien.
Duane Hanson critique, Ron Mueck constate, observe, dissèque.
L’hyperréalisme
de Duane Hanson, qui de nos jours parait parfois imparfait, pas
totalement mimétique, relève, en réalité, davantage d’une « sculpture »
iconique et descriptive que de l’illusionnisme. C’est une rupture de
milieu qu’opèrent ces intrusions hyperréalistes dans des lieux
spécifiques des élites et de la bourgeoisie.
L’hyperréalisme en
peinture ne veut pas être illusionniste, dans la reproduction minutieuse
du réel il cherche un effet de décalage par l’excès de détails, de
saturations des couleurs. On en revient aux signes et leurs icônes. La peinture hyperréaliste est précisément hyper réelle, elle brille, elle est trop plane et parfaite pour être trompeuse.
La
sculpture hyperréaliste de Hanson procède également par l’excès, les
vêtements sont iconiques d’une catégorie sociale, les détails
épidermiques sont poussés à l’extrême, les attitudes représentent des
actes symptomatiques, voire caricaturaux. La seule chose qui soit
réellement naturelle dans ces sculptures ce sont les poses obtenues par
le truchement de moulages sur des modèles. Quoique Duane Hanson est fait
évoluer sa technique en passant de moulage en plâtre complets à des
fragments d’empreintes, jambes, visages, mains qui sont assemblées pour
finalement aboutir non pas au portrait d’un individu mais à la
figuration d’une typologie sociale, les ouvriers, les policiers, les
gens du spectacle et ainsi de suite.
Moulages et subjectivité
Duane
Hanson proclamait fréquemment qu’il rejetait l’idiosyncrasie
artistique, l’expression bourgeoise de la subjectivité du créateur. A
l’instar du pop art, de l’art conceptuel et du minimalisme, Hanson se
situe dans la lignée de l’aversion duchampienne pour l’art rétinien et
l’émotion esthétique. Les sculptures faites d’après moulage sans
intervention créatrice et dans le souci de reproduction fidèle des
détails vestimentaires et épidermiques, relèvent de cette démarche. Ce
ne sont pas des sculptures mais des ready made. Une sorte de
reproduction photo réaliste en volume. L’idée est bien de prélever du
réel avec le minimum d’intervention pour l’exposer, le rendre visible
pour ce qu’il est et non comme une métaphore artistique. De ce point de
vue l’existentialisme des sculptures photo réalistes de Mueck ou
l’expressionnisme de Sam Jinks
sont diamétralement opposées au travail de Duane Hanson. Il n’y a de
continuité que formelle, les intentions divergent du tout au tout.
Supermarket
Lady (1969) une des sculptures les plus connues de Hanson est
révélatrice sur bien des points. La femme aux bigoudis et à la dentition
dévastée pénètre dans l’espace de l’exposition dans une indifférence
totale de l’environnement. Elle est en action et poursuit sa « vie »
sans la moindre interaction. C’est une rupture de réalité, une
disjonction voire une collision. C’est bien entendu ce que souhaite
l’artiste mettre en confrontation des « milieux » aussi bien au sens
social, politique que physique et temporel. Nous ne sommes pas dans
l’émotionnel à l’inverse de Ron Mueck. C’est une sorte de ready made
politico social, un surgissement de l’animé dans le champ de l’inanimé.
Le
paradoxe est évidemment que le vivant est simulé par de la matière
inerte, ce qui est vivant et prend pied dans une autre dimension de la
réalité, ce n’est rien d’autre que l’action. Ces simulacres paraissent
vivants pas uniquement en raison de leur réalisme mais parce qu’ils sont
en train d’agir. La Supermarket Lady surgit comme une trombe de
gouaille et d’assurance « vulgaire » dans la quiétude du monde de l’art.
Cette sculpture est un happening sous forme de ready made, ce n’est pas
une peinture sociale c’est un fragment de social brut, ce n’est pas un
portrait psychologique mais une typologie sociologique, ce n’est pas une
métaphore mais une description visant à la neutralité, ce n’est pas
émotionnel mais en action.
Les
sculptures de Duane Hanson sont donc toujours prises en train d’agir y
compris quand le personnage fume tout simplement une cigarette durant sa
pause. Non seulement le sculpteur américain transpose des faits sociaux
dans le musée ou les galeries, il les fait pénétrer là en action,
totalement indifférents au regardeur.
L’intention du sculpteur
américain était de provoquer le spectateur, ce qui est particulièrement
évident à ses débuts quand il mettait en scène des événements relatifs à
la guerre du Vietnam ou les émeutes raciales des années 70.
Mais la provocation en vue de susciter un choc et une prise de conscience n’était pas le seul but de Duane Hanson.
Dans
la période postérieure il abandonne l’idée de la « performance » par
délégation, d’une sculpture proche dans l’esprit des « happening » pour
rechercher une interaction plus subtile avec le public. En disposant ses
pièces à l’image d’individus réellement présents dans l’espace
d’exposition Duane Hanson cherche à surprendre, tout en essayant de
susciter une empathie, une interaction réelle dans le parcours. C’est
ainsi qu’un « Security Guard » est appuyé nonchalamment contre un mur,
que « Man with Handtruck » pousse son diable parmi les visiteurs, ou que
« Queenie II » effectue le ménage dans l’enceinte du musée ou la
galerie. Il y a bien un effet d’effraction mais aussi une forme
d’intersubjectivité.
Chez
Mueck, par exemple, les œuvres se présentent plutôt comme des instants,
des haeccéités incongrûment transplantées et offertes au voyeurisme du
visiteur.
Chez Hanson l’effet obtenu est plutôt celui de la
surprise, chez l’australien nous sommes dans l’intrusion, on pénètre
dans l’intimité de personnages qui ne nous voient pas, qui ne se savent
pas observés. Alors que chez Hanson les individus se moquent éperdument
du regardeur et poursuivent leurs chemins.
Cette différence assez
fondamentale se rapporte aussi au cinéma de l’époque dont ces
sculptures, aussi bien pour Mueck que Hanson, paraissent échappées.
Le
cinéma de Duane Hanson est celui du Cinémascope de Don Siegel ou
Zabriskie Point d’Antonioni, pour Mueck nous sommes plutôt dans Lynch ou
Wenders, on passe d’un cinéma d’action à un cinéma d’ambiance. Les
systèmes narratifs sont néanmoins assez identiques. Ils relèvent d’une
forme de montage cinématographique, la séquence de l’exposition est
dynamitée par un plan de coupe brutal, une ellipse qui fait surgir la
surprise en introduisant quelque chose d’étranger au lieu.
Jeff
Koons est davantage que Ron Mueck le véritable héritier de Duane
Hanson. On pourrait y inclure Cattalan. Ce n’est évidemment pas un
hasard, l’un comme l’autre sont des artistes post Pop Art dont le moteur
essentiel est l’ironie et la subversion. Car si le Pop Art n’est pas
révolutionnaire il est subversif et c’est, au final, ce qui définit le
mieux l’œuvre de Hanson.
Duane
Hanson est né en 1925 à Alexandria, dans une famille modeste de
fermiers du Minnesota. Il poursuit des études artistiques de 1944 à
1951, il sera diplômé́ de l’Académie d’art de Cranbrook où il
enseignera. En 1952 il expose seul à la Wilton Gallery dans le
Connecticut. Dans les années 50, Duane Hanson s’établit pour quelques
années en Allemagne de l’Ouest où il enseigne et expose. Durant ce
séjour il découvrira par l’entremise d’un artiste allemand, George
Grygo, l’emploi dans les moulages de la résine de polyester et la fibre
de verre. Il retourne en 1961 aux Etats-Unis. Il réalise notamment
« War » dans ces années au moyen de moulages en résine et polyester, une
sculpture sous forme d’installation qui constitue un véritable
réquisitoire politique. Sa première exposition personnelle à New York
en 1968 provoque le scandale en raison du réalisme extrême et de la
violence des pièces exposées qui évoquent la guerre du Vietnam, les
émeutes raciales, les accidents de la route, etc.
A partir de 1970 Duane Hanson s’engagera dans une production moins polémique quoique toujours subversive.
Il meurt d’un cancer le 6 janvier 1996
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