Berlinde de Bruyckere, sculpture de l'angoisse - ARTEFIELDS
Berlinde
de Bruyckere est une plasticienne et sculptrice qui a fait de
l'angoisse face à la violence, la souffrance et la mort, le cœur de son
travail.
Une sculpture picturale
Berlinde de Bruyckere
est une artiste belge née en 1964 qui pratique un art difficile à
désigner comme étant strictement de la sculpture ou un travail de
plasticien. Elle a tout d’abord suivi une formation de peintre à l’Ecole
Saint Luc et ne cesse de rappeler la dimension picturale de son œuvre,
notamment quand elle décrit son travail sur les enveloppes de cire qui
recouvrent la plupart de ses créatures hybrides :
Tronc d’arbre couché comme un gisant blessé (Cripplewood, 2013).
Corps de chevaux aux formes anthropomorphiques.
Membres humains aux hybridations improbables.
Bois de cerfs aux tavelures humaines suspendus à des crochets de boucher (la série des Actéon).
Reliques intestinales ceintes dans des chasses en verre.
Harnais pansés délicatement aux connotations vaginales.
En
outre, nombre des compositions sculpturales constituant l’œuvre de
Berlinde de Bruyckere sont inspirées de références à la peinture
ancienne, principalement les grands peintres des Pays Bas du 15° et 16°
siècle, (Rogier Van der Weyden, Lucas Girodano, Cranach, Grunwald,
etc.), mais également Zurbaran, le maniérisme italien ou les prémices du
Baroque. Ce qui intéresse l’artiste visuel c’est avant tout le rendu
des épidermes, les déformations anatomiques et la dramaturgie de ces
œuvres anciennes dont les reproductions couvrent les murs de son
gigantesque atelier de Gand, (une ancienne école religieuse).
Plus
qu’un travail sur l’équilibre, la tension, les pleins et les vides qui
définissent traditionnellement la sculpture, Berlinde de Bruyckere
élabore des mises en scène, parfois presque caravagesques, qui sont le
fruit d’un rituel, une manière d’hommage à la fragilité de la vie dans
ses chairs, que l’artiste tente de rendre les plus réalistes possibles.
Le rendu à la cire — Elle applique jusqu’à 15 couches superposées de
cires colorées — « épidermiques » des chimères est, la plasticienne le
souligne constamment, un travail proprement pictural, quelque fois assez
proche de la peinture sculpturale des corps représentés par Jenny Saville,
voire Lucian Freud, ou présentant certaines affinités avec la violence
et la théâtralité de Francis Bacon. Les productions visuelles de
Bruyckere apparaissent parfois comme des élaborations en volumes de
scènes picturales, à ceci près qu’il est fondamental pour elle de
pouvoir se situer par rapport à l’objet en trois dimensions, comme on le
ferait dans un lieu de culte où l’on aurait le souci de ce qui est
donné à honorer. La peintre sculpteur belge veut avant tout susciter,
par-delà la stupéfaction, la répugnance voire le dégoût, l’empathie. Le
regardeur n’est pas sollicité en vue d’une subjugation esthétique, mais
pour participer à une forme d’équilibre entre l’angoisse devant la mort
et la compassion, le partage émotionnel face au spectacle beau et
tragique de la fragilité confrontée à la destruction, mais qui perdure
et persiste tout de même.
Le
travail de Berlinde de Bruyckere est plus visuel que formel, au sens
d’un spectacle ou une épiphanie qui s’offre au visiteur plus qu’au
regardeur. En ceci, elle se rapproche de Ron Mueck,
qui utilise la sculpture hyperréaliste afin de produire des glissements
de réalités, une sorte d’effraction du réel qui vise à l’empathie ou la
subjugation.
Angoisse et déréliction
L’angoisse est
probablement le moteur du travail de Berlinde de Bruyckere. Cette notion
se définit traditionnellement par l’inadéquation entre les questions
que l’Homme se pose quant aux origines, à la finalité, au sens, au Monde
et l’absence de réponse de ce dernier, le constat vertigineux de
l’impasse, l’aporie, le non-sens et de la déréliction.
Berlinde
de Bruyckere ne tapisse pas seulement les murs de son atelier de
références à l’art ancien, on peut y voir également de nombreuses
photographies d’actualité, ou de moments tragiques de l’histoire proche
et contemporaine. La plasticienne belge ne constate — devant la scène du
Monde — que violence, mort, souffrance, destruction, absurdité,
pourtant au sein de cette fureur et des agonies (luttes angoissées),
elle persiste à voir la « sublime beauté » — au sens presque romantique —
de la fragilité en tant que telle, c’est-à-dire un équilibre
extrêmement précaire surplombant le chaos.
La sculpture peinte ou
la peinture sculptée de Bruyckere est donc bien une sorte de rituel qui
conjure l’angoisse et la destruction par le souci et l’hommage rendu à
la perfection de ce qui demeure encore en équilibre. C’est pourquoi
l’artiste belge ne pose que rarement ses dépouilles à même les autels ou
stèles qui les reçoivent. Elle interpose, très fréquemment, un drap,
une couverture, un bandage. Les supports eux-mêmes sont la plupart du
temps étiques et frêles ou désuets.
Agnus Dei, Dieu est mort
Berlinde de Bruyckere eu l’occasion lors d’une rétrospective à Bruxelles de voir l’Agnus Dei de Zurbarán.
Elle fut bouleversée par cette œuvre où le Christ est représenté en
victime sacrificielle, en agneau de Dieu, dont le sacrifice sur la croix
représente la rédemption des hommes.
Francisco de Zurbarán, Agnus Dei, 1635-40.
Le
tableau est très réaliste dans le rendu et offre un contraste troublant
entre l’animal paisible, la cruauté des liens qui l’assujettissent,
l’innocence de l’agneau et l’imminence de son oblation. Une inscription
accompagne le tableau : « Il a été mené à la tuerie comme une brebis ;
et comme un agneau, muet devant celui qui le tond, il n’a pas ouvert la
bouche. », (Actes des Apôtres, 8 :32).
Le silence innocent et
paisible de la victime expiatoire ont subjugué la plasticienne, qui dès
lors décida de répondre à cette émotion par un hommage. Cela donna lieu à
la pièce intitulée « To Zurbaràn », (2015), qui fut présentée lors de
l’installation « No Life Lost » à la galerie Hauser & Wirth, New
York.
Dans
sa vision de l’Agnus Dei Berlinge de Bruyckere donne une interprétation
très théâtrale et caravagesque du tableau de Zurbaràn, (il le fut
lui-même au début de sa carrière). En effet, l’ensemble de
l’installation est nimbé d’une lumière crépusculaire, plongeante et
âpre. Alors que la vision chrétienne considère l’Agnus Dei comme une
promesse positive de rédemption et un message d’amour, elle livre dans
un immense espace vide un poulain, mort après une seule journée
d’existence, en guise d’agneau. L’animal sacrificiel est en outre
disloqué, encapuchonné dans un sac de jute et isolé au fond de l’espace
d’exposition, accompagné de cadavres de chevaux en vitrine évoquant
certaines images d’archive de la première guerre mondiale et de peaux
informes suspendues à des crochets de boucher rappelant la Shoa.
Dieu
s’est retiré du monde, et l’image donnée du sacrifice n’ouvre sur aucun
espoir sinon celui, peut-être vain, d’une esthétique macabre de la
fragilité se révélant dans le spectacle de sa mise en danger, ou de sa
disparition, dont il ne demeure que des restes, des dépouilles.
Berlinde
de Bruyckere explique, d’ailleurs, que s’agissant de la position du
très jeune poulain entravé, elle avait aussi en tête la photographie
d’Alan Kurdi, l’enfant syrien retrouvé mort sur une plage turque. Une
jeune vie privée de son futur par la barbarie des hommes. La
plasticienne réagit à l’angoisse d’un monde qui broie la vie en
ritualisant la mort ; ici, elle couvre les têtes des chevaux pour les
rasséréner ; là, elle bande les plaies et os brisés du jeune poulain.
C’est une catharsis où l’empathie manifeste simultanément l’horreur et
l’amour dans une solennité proche d’une forme profane de spiritualité.
Métamorphoses et métaphores
Ce
qui est en cause dans l’angoisse, ce n’est pas tant le monde extérieur
que soi-même, la révélation de notre propre finitude et de l’inconnu qui
héberge la conscience : le corps et l’organique, lesquels suivent leurs
cours indépendamment de notre volonté. C’est cette béance que l’œuvre
de Bruyckere exhibe dans le sentiment de la stupeur, mais aussi
l’étonnement face au spectacle miraculeux de la vie.
A partir des
années 1990, avant de découvrir et d’utiliser pleinement les
possibilités de la cire pour mouler des membres, ou autres éléments
récupérés tels que des branches ou troncs d’arbre, la plasticienne
couvrait des figures humaines naturalistes, soit de couvertures élimées
et crasseuses, soit de chevelures à la longueur démesurée assimilables à
des racines surgissant du crâne. Les attitudes de ces personnages —
inspirés de la Marie Madeleine de Gregor Erhart — sont la plupart du
temps celle de la prostration, du repli sur soi jusqu’à la position
fœtale. Ils sont sans visage, sans identité, ils fuient en s’abritant.
Avec
l’acquisition maîtrisée des moulages en cire peints Berlinde de
Bruyckere à explorer encore plus avant le rapport stupéfié au corps. Les
figures deviennent hybrides, les métamorphoses et les glissements entre
genres et espèces se généralisent. De même, le rapport entre
l’extérieur et l’intérieur, l’organique et son enveloppe, devient
poreux, les plaies s’ouvrent vers l’inconnu qui se répand sous la forme
d’intestins, de branches aux couleurs d’épiderme, de harnais vaginaux.
Les
métamorphoses deviennent le moyen privilégié d’expression sinon
d’allégorie, tout du moins de métaphores sur la mort, la corruption, le
chaos et l’étrange beauté morbide des nouveaux agencements organiques de
la vie qui se poursuit. Sally Mann
dans sa série « Body Farm » exalte la même fascination pour la
transformation des chairs dans la mort. La plasticienne belge va
cependant plus loin puisqu’elle imagine, à partir de ses propres
obsessions, des agencements improbables qui n’ont d’autres impulsions
que le choix esthétique d’une forme, d’un mouvement, d’une texture ou
d’une composition. Mais si le choix des éléments est inévitablement
arbitraire la finalité demeure constante, un récit métaphorique sur
l’équilibre dans toute sa précarité.
Avec
Cripplewood, (2013, Pavillon belge), de Bruyckere à partir du lieu qui
motive le projet, en l’occurrence Venise et sa biennale, file une
métaphore sur Saint Sébastien, personnage omniprésent dans la peinture
italienne et qui dés le 15° siècle se féminise en un jeune éphèbe à
l‘attitude extatique plutôt ambiguë. Or ce que retient la plasticienne,
c’est l’indifférence de Saint Sébastien à son martyr malgré ses plaies
multiples et son enchaînement à une colonne qui pourrait tout aussi bien
être un arbre. Cripplewood est donc une sorte de Saint Sébastien
couché, mais dont le tronc, fort et imperturbable, est celui d’un arbre
récupéré en France qui fascinait l’artiste par sa force paisible d’arbre
mort. Pourtant, Berlinde de Bruyckere et ses assistants ont entrepris
lors de son assemblage de le protéger du contact avec le sol, de suturer
ses plaies et fractures, il est également abrité d’un dais composé de
vieilles couvertures élimées à la main, la plupart de sa surface est
composée d’élément en cire aux teintes chairs. La métamorphose
métaphorique est totale entre l’histoire de l’art et du lieu, la nature
et l’artificiel, l’humain et le végétal, jusqu’à l’allusion évidente aux
brancards de la première guerre mondiale, tout ceci dans une pénombre
digne de la tradition du clair-obscur.
Transgression et transcendance
Berlinde,
(prénom emprunté à la sainte Berlinde de Meerbeke, une religieuse du X°
siècle), de Bruyckere procède comme, on peut le voir fréquemment, par
références, qui constituent un corpus iconographique aux connotations
religieuses et donc associé à des notions liées à la transcendance et la
spiritualité, notamment dans leurs rapports à la chair, au péché, à la
souffrance, la mort jusqu’à la transgression et son châtiment.
La
série consacrée au mythe d’Actéon en est une illustration frappante.
Actéon puni pour avoir transgressé l’interdiction de porter le moindre
regard sur Diane la chasseresse, de surcroît au bain, est métamorphosé
en cerf que sa meute de 50 chiens finalement dévore. Les interprétations
du mythe sont multiples et reflètent bien davantage l’esprit du temps
que l’esprit originel du mythe. On y a vu une allégorie du rituel
sacrificiel, la condamnation de l’hubris humaine, une invitation au
respect des commandements divins, et ainsi de suite.
La
constante reste la transgression et la métamorphose. C’est ce que
retient de Bruyckere en insistant sur l’interprétation sacrificielle,
voire christique. Dans sa vision du mythe ne reste que ce que les chiens
n’ont pas dévoré : les bois du cerf. Des bois qui ne sont pas fait d’os
mais d’un épiderme tavelé, parcouru de veines visibles et d’une teinte
vitreuse. L’artiste dépose avec soin — en interposant du tissu — ces
reliefs/reliques d’un festin cynégétique sur des autels de fortunes ou
en les accrochant à des crocs non pas de chien mais de boucher, (le père
de Berlinde de Bruyckere est chasseur et boucher de profession).
Dans
cette série sur Actéon et l’hubris des hommes on voit, avec évidence,
les métaphores, analogies, métonymies innombrables, qui structurent le
travail de métamorphose à l’œuvre dans les créations de la plasticienne.
Glissements sémiotiques qui parcourent tous les registres :
Les
harnais d’équitation évoquant le vagin telle une plaie qui permet de
voir l’inconnu caché au sein de l’enveloppe épidermique.
Les intestins qui sont comme des branches, se répandant hors du corps, retenues délicatement par une arche de fortune.
Des
lambeaux de chair recousus ou mêlés que l’artiste expose et protègent
comme une relique sous un dôme en verre qui pourrait tout aussi bien
être posé sur une étagère de laboratoire médical.
Des dépouilles
de chevaux écorchés dont il ne reste que le cuir séché tel des feuilles
de tabac que l’artiste réserve dans des vitrines à demie ouvertes ou
fermées selon le point de vue adopté.
Des branches d’arbres
morts peintes à l’image de membres humains qu’elle remise dans des
armoires vitrées de cuisine ou bibliothèques rustiques désuètes faisant
penser à des retables.
Berlinde
de Bruyckere procède à une sorte de métonymie généralisée, occasion de
métamorphoses innombrables, qui se nourrit des angoisses et fantasmes
personnels comme de l’histoire de l’art, la religion comme rituelle et
le spectacle des violences — perpétuellement répétées — du monde
contemporain. La stupéfaction de la sculptrice, peintre et plasticienne,
oscille entre la fascination morbide et le dépassement cathartique où
l’empathie, le souci et le « soin » de ce qui a été meurtrie sont
prépondérants, par-delà le macabre et le trauma.
Duane
Hanson a révolutionné la sculpture moderne en la détachant de toute
recherche expressive ou de forme au profit de mises en scènes
polémiques.
Sculpture et moulage
Duane Hanson (1925/1996) a débuté sa carrière sous l’influence du Pop Art, de Robert Rauschenberg
et de George Segal. Mais alors que Segal crée des êtres « neutres » à
partir de moulage sur modèle vivant, Hanson adopte dans le champ de la
sculpture la ligne conductrice des peintres hyperréalistes et par
conséquent de l’illusionnisme.
Il
en résulte que le travail de Hanson s’éloigne radicalement du travail
de Segal mais également de la sculpture classique, quoiqu’on ait déjà
reproché, en 1877, à Rodin d’avoir utilisé pour « L’âge d’airain » un
moulage d’après modèle vivant. La technique n’a donc rien de
révolutionnaire ! Dans tous les cas ce procédé implique qu’il n’y a plus
de travail de la matière dont l’artiste démiurgique extrait une forme.
La sculpture est issue de l’empreinte positive en plâtre d’un négatif
celui du moulage en résine et polyester, ce que l’on désigné sous le
terme de « lifecasting ». L’intervention sur le volume est donc
minimale, purement technique. Elle consiste essentiellement dans une
sorte de direction d’acteur. L’intervention de l’artiste se résume par
conséquent à peindre/colorier l’empreinte de la manière la plus réaliste
possible en parachevant le tout avec des accessoires issus du commerce.
D’ailleurs,
Duane Hanson aurait pu opter pour des accessoires et vêtements modelés,
mais précisément dans sa volonté d’illusionnisme parfait et son rejet
de la subjectivité il préféra recourir à des éléments manufacturés. On
est dans le registre de la reproduction mimétique. Seuls les expressions
et la mise en situation révèlent une intention « artistique ». Nous
sommes davantage dans une installation que dans la sculpture.
Duane Hanson et Ron Mueck à plusieurs décennies d’écart font ils la même chose ?
A première vue oui, ils transposent du réel dans des lieux inhabituels.
Hanson
du social, Mueck de l’existentiel tout en s’attachant l’un et l’autre à
une classe sociale. Hanson aborde principalement les exclus et les
franges défavorisées de la population, Mueck représente également les
classes moyennes. Cependant le propos de ce dernier est avant tout moral
ou philosophique, la déréliction est son premier intérêt.
En
outre, il ne faut pas oublier un facteur essentiel de l’art de Ron
Mueck, les changements d’échelles, qui introduisent un facteur de valeur
physique dans le rapport au spectateur, et une dimension ontologique
jamais dénuée d’ironie.
Chez
Hanson on trouve pourtant dans les expressions de ses personnages le
même abattement, la même fatigue. Toutefois l’optimisme des années
soixante et l’impression d’appartenir à une nation et un corps social
restent présents. Ces laissés pour compte n’en affichent pas moins la
certitude d’appartenir à un pays, une nation, un ensemble de valeurs.
Ils subissent mais adhèrent. Le propos de Duane Hanson est évidemment de
dénoncer le caractère fallacieux de ce système.
Chez
Mueck la solitude est complète, ses personnages affrontent les grandes
questions seuls, sans certitude collective qui puissent les rassurer en
procurant un sens à l’aliénation sociale et consumériste.
Le Pop Art n’est pas révolutionnaire
Le
Pop Art qui dominait à l’époque de Hanson et dont il faisait partie se
caractérise par une critique optimiste de la société de consommation de
masse. Il en reprend les codes, les érige en icônes ironiques. La
critique par réappropriation et détournement attaque le conformisme
bourgeois et celui de la classe moyenne avec une énergie positive
reposant sur l’idée que la profusion et le progrès ne cesseront jamais.
Le
« post-modernisme » repose quant à lui sur l’éclatement des systèmes de
valeur et la conscience claire que le progrès n’est pas nécessairement
un vecteur positif. Les mythes collectifs se sont effondrés, demeure la
fragmentation, y compris du sujet qui se vit comme un nœud de flux
contradictoires, ce que certains ont désigné comme le « dividu ».
Une « personae » dépourvue de centralité, aux pulsions sociales et
individuelles innombrables, or ce joyeux maelstrom conduit, quand il ne
peut se satisfaire, à la déréliction. C’est de là que proviennent la
majorité des saynètes du sculpteur australien.
Duane Hanson critique, Ron Mueck constate, observe, dissèque.
L’hyperréalisme
de Duane Hanson, qui de nos jours parait parfois imparfait, pas
totalement mimétique, relève, en réalité, davantage d’une « sculpture »
iconique et descriptive que de l’illusionnisme. C’est une rupture de
milieu qu’opèrent ces intrusions hyperréalistes dans des lieux
spécifiques des élites et de la bourgeoisie.
L’hyperréalisme en
peinture ne veut pas être illusionniste, dans la reproduction minutieuse
du réel il cherche un effet de décalage par l’excès de détails, de
saturations des couleurs. On en revient aux signes et leurs icônes. La peinture hyperréaliste est précisément hyper réelle, elle brille, elle est trop plane et parfaite pour être trompeuse.
La
sculpture hyperréaliste de Hanson procède également par l’excès, les
vêtements sont iconiques d’une catégorie sociale, les détails
épidermiques sont poussés à l’extrême, les attitudes représentent des
actes symptomatiques, voire caricaturaux. La seule chose qui soit
réellement naturelle dans ces sculptures ce sont les poses obtenues par
le truchement de moulages sur des modèles. Quoique Duane Hanson est fait
évoluer sa technique en passant de moulage en plâtre complets à des
fragments d’empreintes, jambes, visages, mains qui sont assemblées pour
finalement aboutir non pas au portrait d’un individu mais à la
figuration d’une typologie sociale, les ouvriers, les policiers, les
gens du spectacle et ainsi de suite.
Moulages et subjectivité
Duane
Hanson proclamait fréquemment qu’il rejetait l’idiosyncrasie
artistique, l’expression bourgeoise de la subjectivité du créateur. A
l’instar du pop art, de l’art conceptuel et du minimalisme, Hanson se
situe dans la lignée de l’aversion duchampienne pour l’art rétinien et
l’émotion esthétique. Les sculptures faites d’après moulage sans
intervention créatrice et dans le souci de reproduction fidèle des
détails vestimentaires et épidermiques, relèvent de cette démarche. Ce
ne sont pas des sculptures mais des ready made. Une sorte de
reproduction photo réaliste en volume. L’idée est bien de prélever du
réel avec le minimum d’intervention pour l’exposer, le rendre visible
pour ce qu’il est et non comme une métaphore artistique. De ce point de
vue l’existentialisme des sculptures photo réalistes de Mueck ou
l’expressionnisme de Sam Jinks
sont diamétralement opposées au travail de Duane Hanson. Il n’y a de
continuité que formelle, les intentions divergent du tout au tout.
Supermarket
Lady (1969) une des sculptures les plus connues de Hanson est
révélatrice sur bien des points. La femme aux bigoudis et à la dentition
dévastée pénètre dans l’espace de l’exposition dans une indifférence
totale de l’environnement. Elle est en action et poursuit sa « vie »
sans la moindre interaction. C’est une rupture de réalité, une
disjonction voire une collision. C’est bien entendu ce que souhaite
l’artiste mettre en confrontation des « milieux » aussi bien au sens
social, politique que physique et temporel. Nous ne sommes pas dans
l’émotionnel à l’inverse de Ron Mueck. C’est une sorte de ready made
politico social, un surgissement de l’animé dans le champ de l’inanimé.
Le
paradoxe est évidemment que le vivant est simulé par de la matière
inerte, ce qui est vivant et prend pied dans une autre dimension de la
réalité, ce n’est rien d’autre que l’action. Ces simulacres paraissent
vivants pas uniquement en raison de leur réalisme mais parce qu’ils sont
en train d’agir. La Supermarket Lady surgit comme une trombe de
gouaille et d’assurance « vulgaire » dans la quiétude du monde de l’art.
Cette sculpture est un happening sous forme de ready made, ce n’est pas
une peinture sociale c’est un fragment de social brut, ce n’est pas un
portrait psychologique mais une typologie sociologique, ce n’est pas une
métaphore mais une description visant à la neutralité, ce n’est pas
émotionnel mais en action.
Les
sculptures de Duane Hanson sont donc toujours prises en train d’agir y
compris quand le personnage fume tout simplement une cigarette durant sa
pause. Non seulement le sculpteur américain transpose des faits sociaux
dans le musée ou les galeries, il les fait pénétrer là en action,
totalement indifférents au regardeur.
L’intention du sculpteur
américain était de provoquer le spectateur, ce qui est particulièrement
évident à ses débuts quand il mettait en scène des événements relatifs à
la guerre du Vietnam ou les émeutes raciales des années 70.
Mais la provocation en vue de susciter un choc et une prise de conscience n’était pas le seul but de Duane Hanson.
Dans
la période postérieure il abandonne l’idée de la « performance » par
délégation, d’une sculpture proche dans l’esprit des « happening » pour
rechercher une interaction plus subtile avec le public. En disposant ses
pièces à l’image d’individus réellement présents dans l’espace
d’exposition Duane Hanson cherche à surprendre, tout en essayant de
susciter une empathie, une interaction réelle dans le parcours. C’est
ainsi qu’un « Security Guard » est appuyé nonchalamment contre un mur,
que « Man with Handtruck » pousse son diable parmi les visiteurs, ou que
« Queenie II » effectue le ménage dans l’enceinte du musée ou la
galerie. Il y a bien un effet d’effraction mais aussi une forme
d’intersubjectivité.
Chez
Mueck, par exemple, les œuvres se présentent plutôt comme des instants,
des haeccéités incongrûment transplantées et offertes au voyeurisme du
visiteur.
Chez Hanson l’effet obtenu est plutôt celui de la
surprise, chez l’australien nous sommes dans l’intrusion, on pénètre
dans l’intimité de personnages qui ne nous voient pas, qui ne se savent
pas observés. Alors que chez Hanson les individus se moquent éperdument
du regardeur et poursuivent leurs chemins.
Cette différence assez
fondamentale se rapporte aussi au cinéma de l’époque dont ces
sculptures, aussi bien pour Mueck que Hanson, paraissent échappées.
Le
cinéma de Duane Hanson est celui du Cinémascope de Don Siegel ou
Zabriskie Point d’Antonioni, pour Mueck nous sommes plutôt dans Lynch ou
Wenders, on passe d’un cinéma d’action à un cinéma d’ambiance. Les
systèmes narratifs sont néanmoins assez identiques. Ils relèvent d’une
forme de montage cinématographique, la séquence de l’exposition est
dynamitée par un plan de coupe brutal, une ellipse qui fait surgir la
surprise en introduisant quelque chose d’étranger au lieu.
Jeff
Koons est davantage que Ron Mueck le véritable héritier de Duane
Hanson. On pourrait y inclure Cattalan. Ce n’est évidemment pas un
hasard, l’un comme l’autre sont des artistes post Pop Art dont le moteur
essentiel est l’ironie et la subversion. Car si le Pop Art n’est pas
révolutionnaire il est subversif et c’est, au final, ce qui définit le
mieux l’œuvre de Hanson.
Duane
Hanson est né en 1925 à Alexandria, dans une famille modeste de
fermiers du Minnesota. Il poursuit des études artistiques de 1944 à
1951, il sera diplômé́ de l’Académie d’art de Cranbrook où il
enseignera. En 1952 il expose seul à la Wilton Gallery dans le
Connecticut. Dans les années 50, Duane Hanson s’établit pour quelques
années en Allemagne de l’Ouest où il enseigne et expose. Durant ce
séjour il découvrira par l’entremise d’un artiste allemand, George
Grygo, l’emploi dans les moulages de la résine de polyester et la fibre
de verre. Il retourne en 1961 aux Etats-Unis. Il réalise notamment
« War » dans ces années au moyen de moulages en résine et polyester, une
sculpture sous forme d’installation qui constitue un véritable
réquisitoire politique. Sa première exposition personnelle à New York
en 1968 provoque le scandale en raison du réalisme extrême et de la
violence des pièces exposées qui évoquent la guerre du Vietnam, les
émeutes raciales, les accidents de la route, etc.
A partir de 1970 Duane Hanson s’engagera dans une production moins polémique quoique toujours subversive.
Il meurt d’un cancer le 6 janvier 1996
La sculpture hyperréaliste à la Boverie - ARTEFIELDS
La
Boverie accueille l'exposition internationale "Hyperrealism Sculpture"
qui réunit tous les grands noms de la sculpture hyperréaliste. 22
novembre 2019 – 3 mai 2020
« Hyperrealism Sculpture. Ceci n’est pas un corps »
Le
musée des Beaux-Arts de Liège accueille à son tour l’exposition
internationale « Hyperrealism Sculpture » qui a déjà été présentée à
Bilbao, Canberra, Rotterdam et au Mexique. Cette exposition collective
offre un panorama très exhaustif de l’hyperréalisme en sculpture.
Tous
les grands noms de la sculpture hyperréaliste sont présents de Georges
Segal, un des initiateurs de ce mouvement, en passant par Duane Hanson,
John De Andrea et leurs héritiers, à savoir et parmi bien d’autres,
Berlinde de Bruyckere, Ron Mueck et Sam Jinks.
Les différences
sont gigantesques entre chacun d’entre eux, qu’il s’agisse des
techniques employées comme de la finalité de leurs démarches.
Duane
Hanson procédait, par exemple, à partir de moulages au même titre que
George Ségal ou De Andrea. Ils avaient également une approche
radicalement différente de celles des hyperréaliste actuels. Les
prédécesseurs de Ron Mueck, Sam Jinks ou Choï Xoang étaient plus
soucieux du contexte socio-politique que les artistes actuels. Il n’en
demeure pas moins que la dimension existentialiste persiste.
En
effet, chez nombre des artistes hyperréalistes l’effet de réalité
décontextualisée est fondamental. Duane Hanson soulignait l’accablement
des classes moyennes en les arrachant de leurs milieux pour les
transporter dans des lieux élitistes où leurs dérélictions se donnaient
en spectacle dans une sorte d’indifférence réciproque.
De même Ron
Mueck en jouant sur les échelles, la minutie des détails ou la nudité
cherche non seulement à bousculer le regardeur mais aussi à mettre en
exergue les grands thèmes universels de l’expression artistique dans une
mise en abîme du quotidien.
Pour en savoir plus se rapporter à notre dossier sur l’hyperréalisme et nos autres articles sur Ron Mueck, Duane Hanson ou Berlinde de Bruyckere.
A voir également notre dossier sur la peinture hyperréaliste qui est indissociable du renouveau de la statuaire portée, en partie, par la sculpture hyperréaliste.
Après
le Musée des Beaux-Arts de Bilbao (Espagne), le Musée d’Art
Contemporain de Monterrey (Mexique), la National Gallery de Canberra
(Australie) et la Kunsthal de Rotterdam, La Boverie accueille à Liège
l’exposition événement retraçant l’histoire de ce courant d’art
contemporain, la sculpture hyperréaliste.
Avec une sélection d’une
quarantaine de sculptures hyperréalistes d’artistes internationaux de
premier plan (Paul McCarthy, George Segal, Ron Mueck, Maurizio Cattelan,
Berlinde De Bruyckere, Duane Hanson, Carole Feuerman, John De Andrea…),
l’exposition « Hyperrealism Sculpture. Ceci n’est pas un corps » rend
compte de l’évolution de la figure humaine dans la sculpture de ce
courant des années 1970 à nos jours. La sélection met en évidence
différents problèmes clés dans l’approche de la représentation du
réalisme figuratif afin de souligner la façon dont la vision de notre
corps a évolué sans cesse.