Ai Weiwei expose sa folie des grandeurs dans les musées suisses - Arts et scènes

La rétrospective “Ai Weiwei. D’ailleurs c’est toujours les autres” expose 42 oeuvres du plus grand artiste chinois contemporain dans cinq musées de Lausanne. 
Pour ses 60 ans, Ai Weiwei s'est fait offrir un palais, et cinq musées. Pas moins ! Le géant chinois de l'art contemporain inaugurait, le 20 septembre dernier, la rétrospective qui lui est consacrée au Palais de Rumine à Lausanne, majestueux édifice néo-florentin qui regroupe en son sein les musées cantonaux des Beaux-Arts (mcb-a), de zoologie, d'archéologie et d'histoire, le musée monétaire et le musée de géologie. Sans oublier une partie de la bibliothèque universitaire.
Offrir ? Littéralement. Son ami de longue date et directeur depuis 2007 du mcb-a Bernard Fibicher l’a convié à « parasiter » l’établissement en y installant au fil des salles quarante-deux de ses oeuvres parfois gigantesques, à l’image de ce dragon cerf-volant aux couleurs flamboyantes qui surplombe le musée de zoologie, trônant au-dessus des vitrines d’oiseaux soigneusement alignés.
With Wind (Avec du vent), 2014, bambou et soie, env. 240 x 5000 cm. © Studio Ai Weiwei
With Wind (Avec du vent), 2014, bambou et soie, env. 240 x 5000 cm. © Studio Ai Weiwei
© Exposition « Ai Weiwei. D’ailleurs c’est toujours les autres », Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne/ Etienne Malapert
« C’est la première fois que je mélange autant mon travail à d’autres pratiques et c’est très excitant, confessait Ai Weiwei lors de la conférence de presse qui accompagnait sa venue. Pour moi, le musée a besoin de quelques touches pour mieux donner à voir ce qui existe ». Et pour ménager quelques surprises dérangeantes, comme ces trois Ai Weiwei géants. A savoir, un tryptique photographique en noir et blanc représentant l’artiste. Sur le premier panneau, il tient une urne vieille de plusieurs millénaires, issue de la dynastie chinoise des Han. Sur le deuxième il la lâche. Et sur le dernier, elle est brisée. Triple symbole : ce geste signifie à la fois le besoin de se libérer d’un passé devenu trop encombrant. Il fait aussi référence à deux épisodes de destruction massive du patrimoine culturel chinois : la Révolution culturelle de Mao Zedong (1966-68) et le virage néo-libéral de Deng Xiaoping qui, de retour sur la scène politique chinoise dans les années 90, incita les Chinois à s’enrichir. Quoi de plus étonnant aussi que de découvrir non loin, posé au milieu de pierres anciennes un smartphone en jade noir, roche semi-précieuse qui longtemps, symbolisa en Chine le pouvoir absolu de l’Empereur.
Dropping a Han Dynasty Urn (Laisser tomber une urne de la dynastie Han), 2016, briques de Lego, 240 x 200 x 3 cm chaque panneau © Studio Ai Weiwei
Dropping a Han Dynasty Urn (Laisser tomber une urne de la dynastie Han), 2016, briques de Lego, 240 x 200 x 3 cm chaque panneau © Studio Ai Weiwei
© Exposition « Ai Weiwei. D’ailleurs c’est toujours les autres », Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne/ Etienne Malapert
« Transfigurés » par la présence de ces oeuvres inédites, les cinq musées redeviennent des espaces politiques où s’exprime la pensée critique et militante d’Ai Weiwei. Au musée monétaire, on reconnaît ainsi les treize clichés de la série Exchange, réalisés en 1998 place Saint-Marc à Venise, où l’« artiviste » s’emploie à changer 100 dollars US dans une première monnaie, avant de re-changer la somme obtenue dans une autre devise, et ainsi de suite... jusqu’à ce qu’il n’y ait plus assez d’argent pour permettre le change. A la bibliothèque, on (re)découvre The Black Cover Book, The White Cover Book et The Grey Cover Book. Ces trois ouvrages (aux couvertures noire, blanche et grise) édités par Weiwei et publiés en 1994, 95 et 97, mêlaient des reproductions d’oeuvres de Marcel Duchamp, Jeff Koons, Andy Warhol, Jasper Johns, des critiques d’art et textes d’historiens de l’art, ou encore des projets d’artistes chinois. Distribués sous le manteau en Chine, ils étaient considérés comme dangereux, car ils introduisaient un discours critique sur l’art, faisant découvrir des territoires artistiques jusque là inexplorés par la société chinoise.
Et même dans les couloirs du palais, l’artiste a glissé une oeuvre-choc : Tyre (pneu), une fausse bouée que l’on imagine en plastique léger et flottant (elle est fait en marbre), hommage aux milliers de réfugiés qui prennent la mer pour tenter de rallier la Grèce au péril de leurs vies. Observateur privivilégié de cette situation, il a un temps, installé son studio artistique sur l’île de Lesbos. « La crise a commencé là-bas, rappelle Ai Weiwei, lui-même fils de réfugié et aujourd’hui exilé à Berlin. Très vite, nous avons déménagé en Turquie, puis dans au moins vingt endroits différents ».
Bicycle Basket with Flowers in Porcelain, 2015, porcelaine, 35 x 28 x 33 cm © Studio Ai Weiwei
Bicycle Basket with Flowers in Porcelain, 2015, porcelaine, 35 x 28 x 33 cm © Studio Ai Weiwei
© Exposition « Ai Weiwei. D’ailleurs c’est toujours les autres », Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne/ Etienne Malapert
Tyre (Pneu), 2016, marbre, 80 x 80 x 20cm © Studio Ai Weiwei
 
Tyre (Pneu), 2016, marbre, 80 x 80 x 20cm © Studio Ai Weiwei

© Exposition « Ai Weiwei. D’ailleurs c’est toujours les autres », Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne/ Etienne Malapert
Le parcours redevient classique au musée des Beaux-Arts, où la Corbeille de vélo avec fleurs en porcelaine ouvre l’exposition. Elle rappelle que Weiwei a été arrêté à Pékin le 3 avril 2011 puis emprisonné 81 jours durant avant d’être libéré sous caution – mais privé de passeport – jusqu’en 2015. « Pendant son internement, il faisait déposer quotidiennement des bouquets de fleurs fraîches dans un panier à vélo situé devant son atelier à Beijing, explique Bernard Fibicher, pour rappeler qu’il était toujours vivant ».
On retrouve aussi ici les grands succès de l’artiste, depuis les photos de doigts d’honneur réalisés devant des sites emblématiques du pouvoir ou de la culture (le Colisée, la Tour Eiffel, la Maison Blanche...) aux inoubliables Graines de tournesol en porcelaine peintes à la main par 1 500 artisans chinois et dont 13 tonnes sont ici disposées au sol, comme autant d’individus qui, rassemblés, incarnent l’humanité entière. Au passage, on notera les ornements du papier peint bariolé de l’une des salles, qui comporte une référence à Duchamp, idole de Weiwei : l'oeil bien affuté distinguera les deux « nus » dans les reflets des caméras ; l'un d'eux est un détail érotique d’Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage…, oeuvre élaborée en secret par Duchamp entre 1946 et 1966. Weiwei a par ailleurs tronqué l’épitaphe « D’ailleurs c’est toujours les autres qui meurent » pour nommer l'exposition.
The Animal That Looks Like a Llama but is Really an Alpaca, 2015
The Animal That Looks Like a Llama but is Really an Alpaca, 2015
© Studio Ai Weiwei/Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Sunflower Seeds (Graines de tournesol), 2010, porcelaine peinte à la main, 12 x 8 x 0.1 cm et The Animal That Looks Like a Llama but is Really an Alpaca, 2015, papier peint, dimensions variables
© Studio Ai Weiwei
Sunflower Seeds (Graines de tournesol), 2010, porcelaine peinte à la main, 12 x 8 x 0.1 cm et The Animal That Looks Like a Llama but is Really an Alpaca, 2015, papier peint, dimensions variables
© Studio Ai Weiwei
© Exposition « Ai Weiwei. D’ailleurs c’est toujours les autres », Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne/ Etienne Malapert
L’usage de matériaux nobles (jade, porcelaine, marbre, bois de huali, soie) rappelle que Weiwei n’est pas qu’un homme d’affaires devenu expert en communication, comme l’affirment ses détracteurs. Il demeure un architecte et artiste attaché à l’artisanat traditionnel de son pays, qu’il continue de faire vivre dans ses studios de Berlin (il y est exilé depuis deux ans avec sa compagne et son fils) et de Beijing (par ses employés). Il travaille avec les meilleurs artisans, se définissant lui-même comme un un potentiel « pont entre passé et futur ».
A l'issue de cette rétrospective, le musée des Beaux-Arts fermera ses portes pour ne les rouvrir qu’à partir de 2019 dans un complexe en cours de construction au pied de la gare Lausanne. « La fin d'un cycle », lâche Bernard Fibicher, songeant à la petite exposition qu'il avait organisée en 2004 à la Kunsthalle de Berne (il en était alors le directeur). Il y avait invité un artiste chinois méconnu du grand public : un certain Ai Weiwei...

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